Haïti/Justice : La réforme du système pénal haïtien, une démarche prématurée de mise en œuvre

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(Publication Sollicitée – Première partie)

Introduction

Évoquée depuis plus d’une soixantaine d’années[1], finalement, la réforme de la justice pénale haïtienne avait été officiellement promulguée à travers les Codes pénal et de procédure pénale et publiés le 24 juin 2020 dans le Journal officiel « Le Moniteur » et entreront en vigueur le 24 juin 2022. En effet, la réforme entreprise en 1959 par les gouvernements qui se sont succédé en Haïti semble s’appuyer sur l’idée selon laquelle, que la meilleure façon de protéger la société, c’est de réinsérer socialement les contrevenants. Cette réforme vise essentiellement les objectifs suivants : limiter la tendance à l’incarcération et faire participer davantage la communauté́ à la réinsertion sociale des personnes contrevenantes. Il s’agit donc, pour l’État haïtien de passer d’un traitement de la criminalité trop axé sur la répression et la détention préventive à un traitement plus axé, entre autres, sur la prévention, la résolution de conflits et un recours à la détention pour les seuls individus qui menacent la sécurité́ de la population. Les mesures de correction prévues à travers les codes visent avant tout la réinsertion.

Cependant, ce modèle de système pénal qui tend vers l’utilisation de la détention non comme mesure punitive mais comme une mesure corrective, ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté haïtienne. Il est l’objet de débats et soulève de nombreuses inquiétudes parmi les professionnels.les du droit et de vives critiques parmi les organisations de la société civile. Ces critiques et inquiétudes visent principalement le code pénal, qui selon ces organisations est un code de déchéance, qui va à l’encontre de la morale et est à contre-courant[2] des traditions et des mœurs haïtiennes. Cette situation avait obligé les membres de la Commission Présidentielle de la Réforme Pénale (CPRP) à faire une mise au point afin de fournir des éléments de réponses aux diverses interrogations soulevées par les uns et les autres en vue d’éclairer la compréhension des intéressés.es.  Malgré tout, la démarche des commissaires semble ne pas aboutir, puisque récemment, l’Association Nationale des Magistrats Haïtiens (ANAMAH) a écrit au Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique (MJSP) pour solliciter le report de la date d’entrée en vigueur des codes, vu que le public ignore tout de leur contenu, selon cette structure.

La présente publication n’est pas destinée à polémiquer avec ceux qui expriment des réserves sur le contenu de la réforme. Elle vise de préférence, à apporter une modeste contribution aux débats afin d’aider chacun, chacune d’appréhender au mieux les nouvelles mesures à vocation fonctionnelle, préconisées par les réformateurs. Et enfin, montrer pourquoi cette réforme, en aucun cas, ne pourra être mise en œuvre à la date prévue du 24 juin 2022.    

À travers cette contribution, il n’est pas possible de prétendre à l’exhaustivité dans la présentation du contenu des codes pénal et procédure pénale, tant chaque disposition mériterait une analyse approfondie, nous nous limiterons aux principales. L’argumentaire du texte se structure en quatre parties auxquelles renvoient trois questions. (I) Dans quel contexte la réforme de la justice pénale haïtienne a-t-elle débutée ? (II) Quelles sont les principales innovations de cette réforme ? (III) Qu’est ce qui devrait être fait préalablement pour la mise en œuvre la réforme pénale à la date du 24 juin 2022 ? Pour enfin produire une réflexion sur quatre des neuf mesures concrètes susceptibles d’être adoptées pour la mise en application des codes.

1.-Dans quel contexte la réforme de la justice pénale haïtienne a-t-elle débuté ?

Dans la société haïtienne, la prison est considérée comme la sanction pénale de référence depuis près de deux siècles. L’idée est prédominante que l’emprisonnement constitue la seule « vraie » peine, l’unique réponse permettant de mettre les délinquants à l’écart et de les punir. La prison est donc souvent perçue comme la seule solution pour protéger la société. Ainsi, la philosophie qui sous-tend la réforme pénale haïtienne se veut avant tout humaniste, car elle s’inspire de la nouvelle dynamique du droit international des droits humains.  C’est donc une véritable évolution du fonctionnement de la justice pénale qui est prévue par les réformateurs, dans la perspective peut-être d’apporter une réponse à la problématique de la détention préventive prolongée, par la création, entre autres, de nouvelles sanctions pénales plus humaines et efficaces sur le plan social.

En effet, depuis déjà plusieurs décennies, l’institution judiciaire haïtienne fait l’objet de vives critiques. Les causes généralement invoquées de son mauvais fonctionnement sont multiples et étroitement liées, à savoir : la corruption des tribunaux, l’obsolescence des codes, le délabrement des infrastructures physiques des cours et tribunaux, le taux élevé de détention préventive prolongée, la rémunération dérisoire des dispensateurs de justice, l’Inspection Judiciaire quasi dysfonctionnelle, le manque de coordination  entre les acteurs de la chaîne pénale, les procédures pénales souffrant de formalités excessives, système judiciaire dépendant du pouvoir exécutif, le déni de justice, les grèves à répétition du personnel judiciaire, la vandalisation des greffes et cabinets d’instruction, le vols des corps du délit, etc.  Tout ce qui précède illustre que l’institution judiciaire haïtienne est défaillante aussi bien dans son organisation, dans sa structure que dans son fonctionnement. 

Une récente étude, commanditée par la Fédération des Barreaux d’Haïti, financée par la USAID, révèle que sur 440 répondants.tes qui opinaient sur le fonctionnement de la justice haïtienne,  92.95% estiment que la grève des professionnels.les de la justice est classée comme étant la première des causes de la paralysie des cours et tribunaux qui ont, entre octobre 2016 à septembre 2020  fonctionné, seulement  durant 205 jours[3].  La deuxième cause est le phénomène « Pey lòk » suivant la réponse de 80.45% des répondants.tes.[4]  En ce qui concerne les mauvaises pratiques rencontrées dans les tribunaux, la corruption arrive en première position avec 70.48%, en deuxième position,  64.99% identifient les rackets dans les tribunaux, le trafic d’influences avec un taux de 56.52% et le non-respect des délais légaux avec un taux de 50.34%[5]

Aujourd’hui encore, au moment de la rédaction de ce texte, les greffiers et les parquetiers des dix-huit juridictions judiciaires du pays sont en grève (à tort ou à raison), paralysant, une fois de plus le fonctionnement des cours et tribunaux depuis 5 semaines. Alors qu’au 29 avril 2022, 11.245 personnes détenues étaient réparties à travers les 18 centres carcéraux[6] qui sont fonctionnels en Haïti, dont 401 femmes, 239 garçons et 20 filles. De ce nombre, seulement 18% sont condamnées et 82%, personnes, soit 9.221 sont en détention préventive prolongée ouen attente de jugement[7]. Bon nombre de ces personnes n’ont pas accès à une assistance juridique adéquate. Il arrive souvent que certains soient détenus depuis au moins 3 à 5 années sans jugement pendant une période dépassant largement leur peine d’emprisonnement maximale, au cas où leur procès devait aboutir à une condamnation[8].  Cette situation entraine une massification des prisons qui se traduit par une croissance exponentielle du nombre de détenu par cellule, par rapport à l’espace carcéral disponible. Ainsi, contrairement au standard international, qui recommande un ratio spatial de 4.5m2 par détenu, la population carcérale haïtienne ne permet de consacrer qu’un ratio moyen de « 0,85m2 par détenu, voire « 0,45 m2 par détenu » pour certains centres carcéraux[9]. De plus, il y a la promiscuité qui engendre de nombreux cas de maladies contagieuses, de sous-alimentation, de violences entre détenus, etc.

Il s’avère qu’en Haïti, l’utilisation de la détention provisoire de manière illimitée s’explique fréquemment par le non-respect de la loi relative à la durée de la détention provisoire. Elle est associée aussi à un manque d’efficacité et une déficience de l’administration judiciaire, y compris une mauvaise planification stratégique et une faible capacité de gestion des cas judiciaires.

Comme il est généralement admis que la taille de la population en détention provisoire est non seulement une mesure de la qualité du fonctionnement du système judiciaire, mais également un indicateur de l’efficacité du système de justice pénale au sens large. Nous pouvons dire que la situation ci-dessus décrite, illustre bien que le système pénal haïtien n’est pas du tout efficace.  Donc, il faut y remédier à travers un système pénal qui tend vers l’utilisation de la détention non comme mesure punitive mais comme une mesure corrective.  C’est ce contexte qui a conduit les réformateurs à proposer un nouveau dispositif pénal, axé sur des mesures innovantes plus humaines que le dispositif pénal de 1835. Afin de mieux saisir la portée des innovations de la réforme du système pénal, les principales innovations méritent d’être présentées.

2.- Quelles sont les principales innovations de la réforme pénale ?

Le code d’instruction criminelle, promulgué par la loi du 30 juillet 1835, aussi bien que le code pénal en date du 10 août 1835 n’avaient connu jusque-là, que de légères modifications inspirées des conjonctures politiques pendant près de deux siècles.  Plus d’un estime que beaucoup des dispositions contenues dans le CIC étaient dépassées. Il fallait qu’Haïti s’inscrive dans la mouvance de démocratie qui soufflait une ère nouvelle pour les citoyens.nes à l’échelle internationale au cours des années 80. C’est dans ce contexte que s’étaient installées les réformes juridiques, des tribunaux et de la justice pénale d’abord[10]. C’est ainsi que les pays d’Amérique latine avaient décidé de s’attaquer à ce qui est le plus immédiat, soit à la procédure criminelle, celle qui permet de juger le crime, de sévir contre l’impunité et d’offrir un climat de sécurité pour le citoyen[11].  Haïti pour sa part s’est finalement résolu de réécrire les susdits codes afin de permettre au système pénal haïtien de répondre aux défis du monde moderne. 

À suivre

Sabine Boucher

Magistrat de formation

Ancien juge et juge d’instruction au TPI de Port-au-Prince

Email : sabineboucher@gmail.com


[1] C’est par un arrêté présidentiel du 2 février 1959 que fut créée la « Commission de Refonte des codes haïtiens (CRCH) », La Réforme du Code penal et du code d’instruction criminelle, Initiatives, Bilans et Perspectives, Rapport préparé par le Centre National des Tribunaux d’État (NCSC), financé par la USAID, Port-au-Prince, 2009, p. 3

[2] Les articles 209, 248, 265, 273, 277, 278, 298, 305, 362, 383, 384 du Code pénal, faisant réference à l’homosexualité, le marriage entre personnes de même sexe, l’inceste, etc. sont concernés

[3] Boucher, Eugène et Pierre Louis. « L’exercice de la profession d’avocat en Haïti (2016 – 2020) », Port-au-Prince, Mai 2021, p. 14

[4] ibid. 43

[5] Ibidem, p. 43

[6] Haïti dispose de 20 centres de détention dont 2 dysfonctionnels : Petit-Goâve et Pétion-Ville. Ils seront réhabilités sous peu, selon une source de l’Administration Pénitentiaire (DAP)

[7] Données fournies par la Direction de l’Administration Pénitentiaire (DAP) au en date 29 Avril 2022

7 James Boyard, ‘’Les vrais causes de la detention préventive prolongée: entre le structurel et l’intentionne “,https://lenouvelliste.com/article/198419/les-vraies-causes-de-la-detention-preventive-prolongee-entre-le-structurel-et-lintentionnel, lu en ligne le 10 mai 2022 à 12 :00 PM

[9] James Boyard, Ibid

[10] Elin Skaar, recension de Rule of Law in Latin America : The International Promotion of Judicial Reform de Pilar Domingo et Rachel Sieder (2003) 45 :1 Latin American Politics and Society 153 à la p 154 [Skaar].

[11] Mauricio Duce, « Reforma de la justicia penal en América Latina : Una perspectiva panorámica y comparada, examinando su desarrollo, contenidos y desafíos » (2009) 3 Serie de Políticas Públicas UDP, en ligne : Expansiva – Universidad Diego https://www.sqdi.org/wp-content/uploads/RQDI_HS201503_3_Belanger.pdf, lu en ligne le 8 mai 2022 à 10 heures PM.