Haïti face à ses démons : juger les sanctionnés pour restaurer l’État

Getting your Trinity Audio player ready...

Par Wandy CHARLES

Pour la première fois depuis l’adoption, en octobre 2022, de la résolution 2653 du Conseil de sécurité de l’ONU, la justice haïtienne semble amorcer un virage attendu, mais longtemps différé : poursuivre en interne les individus sanctionnés au niveau international pour leur implication présumée dans le financement des gangs, la corruption ou des violations graves des droits humains. Un geste certes tardif, mais qui pourrait, s’il est mené avec rigueur, marquer un tournant historique dans la lutte contre l’impunité en Haïti.

Le ministre de la Justice, Patrick Pélissier, a récemment demandé au commissaire du gouvernement de Port-au-Prince, Me Frantz Monclair, de prendre des mesures conservatoires contre tous ceux figurant sur les listes de sanctions de l’ONU. Cette directive vise notamment à geler leurs avoirs bancaires et à engager des enquêtes judiciaires approfondies.

La liste des personnalités concernées est aussi connue que redoutée. Parmi elles :
Jimmy Chérizier, alias Barbecue, ancien policier devenu chef du gang G9 et figure centrale de la coalition criminelle « Viv Ansanm », sanctionné pour massacres, enlèvements et actes de terreur à Port-au-Prince.
Johnson André, alias Izo, chef du gang « 5 Segond », impliqué dans des enlèvements, extorsions et affrontements armés dans les quartiers populaires. Renel Destina, alias Ti Lapli, chef de « Grand Ravine », l’un des groupes les plus violents du sud de la capitale, accusé de nombreuses tueries ciblées.
Wilson Joseph, alias Lanmò San Jou, dirigeant du gang « 400 Mawozo », tristement célèbre pour des enlèvements massifs, y compris de ressortissants étrangers. Vitelhomme Innocent, chef du gang « Kraze Barye », recherché pour des attaques armées, meurtres et crimes transnationaux.
Luckson Elan, figure montante de « Gran Grif », dans l’Artibonite, accusé de trafic d’armes, assassinats et contrôle mafieux de zones agricoles. Prophane Victor, ancien député, soupçonné de trafic d’armes à destination de groupes armés et de liens étroits avec des réseaux de contrebande.

Ces noms sont associés aux heures les plus sombres du chaos haïtien. Ils incarnent la déchéance d’un État gangrené de l’intérieur, où des figures publiques, des élus ou des anciens agents de l’ordre ont retourné les armes contre la République.

Mais au-delà des noms, ce sont les chefs d’accusation qui interpellent : financement du terrorisme, blanchiment d’argent, violations massives des droits humains, participation à des groupes criminels transnationaux, trafic d’armes. Autant de délits qui devraient, en toute logique, faire l’objet de procédures judiciaires nationales claires, publiques et irréprochables.

Cependant, un obstacle de taille persiste : Haïti n’est pas légalement tenue de poursuivre les individus sanctionnés uniquement par les États-Unis ou le Canada, à moins que des faits répréhensibles soient prouvés localement et soient de caractère transnational. C’est là que réside le défi : bâtir des dossiers solides, appuyés par des éléments probants, dans un système judiciaire miné par l’insécurité, la politisation et surtout la précarité, sans oublier une crise de moralité.

Il n’empêche : cette volonté affichée par la Justice et le Conseil présidentiel de transition, relayée par Leslie Voltaire et le Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé, mérite d’être saluée et surveillée. Il en va non seulement de la crédibilité de l’État haïtien, mais aussi de l’espérance de justice d’un peuple pris en otage depuis trop longtemps.

Une action judiciaire résolue contre ces figures pourrait avoir des effets politiques, économiques et symboliques majeurs : restauration de la confiance institutionnelle, rupture avec la culture de l’impunité, frein au financement des gangs, et repositionnement diplomatique d’Haïti auprès de ses partenaires.

Mais la vraie question demeure : l’État aura-t-il le courage d’aller jusqu’au bout ? Ou cette annonce, comme tant d’autres, s’effacera-t-elle dans le tumulte d’une actualité toujours plus violente ?

Dans une nation à genoux, la justice ne doit plus être un vœu pieux, mais une ligne de front.
Les criminels sanctionnés ne doivent plus marcher impunément au milieu des ruines qu’ils ont contribué à construire. Après tout, ne dit-on pas que la justice élève une nation ?

Vant Bèf Info (VBI)