L’informalité au pouvoir : Haïti dotée d’un État hors-la-loi en 2024

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En 2024, Haïti, la première République noire du monde, semble s’être résignée à une réalité troublante : elle est dirigée par un État informel, un appareil gouvernemental qui évolue en marge de ses propres lois fondamentales, sous le poids d’une crise constitutionnelle qui dure depuis des décennies. Nous n’avons plus de président, pas de parlement, pas d’élections depuis près de neuf ans, et un Conseil Présidentiel de Transition est chargé de l’exécutif, installé sur la base d’un accord qui piétine la Constitution de 1987, la supposée charte suprême de la nation.

Cette réalité pose une question cruciale : qu’est-ce qu’un État informel ? C’est un État qui existe en dehors des cadres juridiques qu’il est censé respecter. Un État où les structures formelles sont vidées de leur essence, remplacées par des accords de coulisses, des pouvoirs provisoires successifs, et une absence flagrante de légitimité démocratique. Ce n’est pas une situation temporaire ou une transition nécessaire, c’est devenu la norme.

La faillite de l’élite haïtienne : l’impossible soumission à la Constitution

L’élite haïtienne, politique et économique, semble avoir un mépris chronique pour la Constitution, ce texte fondateur censé organiser la vie publique. Depuis notre indépendance, combien de Constitutions avons-nous réécrites, modifiées, déchirées et réadaptées pour servir les intérêts de quelques-uns ? Cette instabilité légale n’est pas une erreur fortuite, elle est le produit d’une incapacité systémique à se plier aux règles de l’État de droit.

L’histoire récente regorge d’exemples. En 2011, une commission a été formée pour réviser la Constitution de 1987, soi-disant pour s’adapter aux réalités contemporaines. Quelques années plus tard, les modifications apportées sont contestées, puis ignorées. Lorsque l’occasion de renforcer la démocratie s’est présentée, l’élite a choisi la voie de la manipulation constitutionnelle, ajustant les lois pour favoriser les intérêts immédiats de ceux au pouvoir. Les élections qui ne viennent jamais, les mandats présidentiels écourtés ou prolongés sans raison légale, les premiers ministres imposés sans consultation démocratique : tout cela contribue à la perpétuation de cet État anticonstitutionnel.

Le terme « anticonstitutionnel » ne signifie plus rien en Haïti. Chaque violation de la loi fondamentale est rapidement maquillée par un accord parallèle, une entente entre initiés, souvent signée en catimini, qui permet de contourner les exigences de la Constitution tout en maintenant une façade d’ordre.

Pouvoirs provisoires : la règle plutôt que l’exception

Depuis des décennies, Haïti est dirigée par des gouvernements provisoires ou des chefs de transition. Ils sont installés, non pas par la volonté populaire exprimée dans les urnes, mais par des compromis entre les factions de l’élite. Les présidents par intérim deviennent la norme. Les premiers ministres non confirmés par un parlement dysfonctionnel occupent leurs postes pendant des années. C’est ainsi que nous fonctionnons, et pourtant, cela ne choque presque plus personne.

Cette perpétuation du provisoire n’est pas un accident, c’est une stratégie bien rodée. Les acteurs politiques profitent de cette instabilité chronique pour maintenir le statu quo, où le pouvoir est détenu sans réelle responsabilité, sans surveillance effective des institutions. Un président, un Premier ministre ou un ministre provisoire n’a pas besoin de rendre des comptes puisqu’il est en transition — une transition qui, étrangement, ne finit jamais.

L’État informel : un système profitable pour certains

Mais pourquoi ce système persiste-t-il ? Parce qu’il profite à certains. L’informalité de l’État haïtien permet à une élite politico-économique de continuer à jouir des privilèges du pouvoir sans avoir à rendre de comptes au peuple. Sans constitution, pas de cadre légal rigide, pas de limites claires. Cela signifie que ceux qui détiennent le pouvoir peuvent le modeler à leur convenance, ignorant les garde-fous que sont les élections, la transparence ou la reddition de comptes.

Pour les oligarques et les politiciens corrompus, l’État informel est une aubaine. Pas d’élections, pas de contrôle citoyen, pas de réformes structurelles à mettre en place. Les ressources publiques peuvent être siphonnées discrètement, les institutions publiques — déjà affaiblies — sont encore plus vulnérables à l’exploitation, et les réseaux clientélistes s’enracinent plus profondément. En d’autres termes, l’informalité protège ceux qui refusent de voir émerger un véritable État de droit.

Le rôle de l’État : rendre les choses formelles

Pourtant, le rôle d’un État est justement de rendre formel ce qui, sans lui, serait informel. L’État est censé incarner l’ordre, la régulation, la légitimité. En normalisant les relations politiques, économiques et sociales à travers des lois, des institutions et des processus démocratiques transparents, il assure la stabilité et la justice pour tous ses citoyens. Mais en Haïti, cette fonction est aujourd’hui détournée, voire carrément ignorée.

Dans ce contexte, parler de Constitution, de légalité, de démocratie semble presque naïf, car ce sont des concepts que nos dirigeants ont appris à manipuler à leur guise. L’État haïtien est devenu un caméléon, adaptant ses règles au gré des intérêts du moment, et laissant de côté le projet fondateur de la République de Dessalines : celui d’un État où la loi est au-dessus des hommes.

Trouver des accords pour violer la Constitution : une trahison nationale

L’ironie est amère. Chaque fois que nous contournons la Constitution par des accords politiques, nous ne faisons que valider l’idée que les lois ne sont que des ornements de façade, malléables à souhait. Nos élites politiques et économiques ont systématiquement trouvé des moyens de rendre la Constitution optionnelle, la transformant en un simple document consultatif plutôt qu’en une boussole pour la gouvernance nationale. Le Conseil Présidentiel de Transition en est l’exemple parfait : une structure créée en dehors de tout cadre constitutionnel pour pallier le vide institutionnel. Mais ce vide, c’est nous qui l’avons creusé.

L’urgence d’une refonte totale

La première République nègre du monde ne peut continuer à fonctionner avec un État informel. Nous devons urgemment réapprendre à respecter les règles de notre propre jeu. L’État haïtien doit être réformé, non pas en fonction des intérêts éphémères de ceux qui gouvernent, mais pour rétablir une véritable légitimité constitutionnelle. Cela passera inévitablement par une révision profonde de nos pratiques politiques, économiques et sociales. La Constitution, si souvent foulée aux pieds, doit être remise au centre de notre vie publique, non comme un texte rigide et inadapté, mais comme une base solide sur laquelle construire un État fort, juste et durable.

Car à défaut, nous continuerons à naviguer dans les eaux troubles de l’informalité, profitant à quelques-uns, au détriment de la majorité, et laissant la première République noire du monde sombrer dans l’oubli de ses propres ambitions.

Deslande ARISTILDE
Vant Bèf Info (VBI)