L’illettrisme médiatique à l’ère de l’intelligence artificielle : éducation et esprit critique en Jeu (3/3) »

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Dans cette dernière partie de notre entretien avec Patrick Attié, nous abordons l’une des questions les plus cruciales pour l’avenir de l’éducation : comment les établissements d’enseignement supérieur peuvent-ils former des consommateurs critiques d’informations capables de naviguer dans un océan de désinformation? Attié met en lumière l’importance de revenir aux fondamentaux de l’éducation pour développer l’esprit critique et la logique dès les premiers niveaux scolaires. Il souligne également les défis de l’infobésité dans un monde où les intelligences artificielles génératives jouent un rôle de plus en plus central. Enfin, il partage sa vision sur l’intégration intelligente de ces technologies dans l’éducation haïtienne, tout en alertant sur les risques d’une adoption trop superficielle.

VBI : Comment les établissements d’enseignement supérieur peuvent-ils mieux préparer les étudiants à être des consommateurs critiques d’informations et à contrer la propagation de la désinformation?

Patrick Attié (PA) : Je dirais qu’on revient ici aux fondamentaux. Mettons les intelligences artificielles génératives de côté pour un instant. Comment développe-t-on l’esprit critique, la logique et les capacités intellectuelles en général ? Ces compétences s’acquièrent bien avant l’université, dès l’école et le lycée. Personnellement, j’ai passé des heures à étudier les mathématiques, environ huit à dix heures par semaine, sans compter la physique, quand j’étais à l’école d’ingénieurs. Au lycée, on m’apprenait les démonstrations de théorèmes par cœur. C’était rébarbatif, bien sûr, et on se plaignait souvent en disant que cela ne servait à rien. Mais, avec le recul, on réalise que c’était en quelque sorte une musculation pour le cerveau. Petit à petit, on développe des réflexes intellectuels, un esprit critique, même si on reste imparfait.

Les mathématiques ne sont qu’un exemple. La littérature joue aussi un rôle crucial. Ceux qui lisent beaucoup développent, presque automatiquement, un esprit critique et logique. Ils ont un énorme avantage intellectuel sur ceux qui ne lisent pas. Aujourd’hui, que ce soit en Haïti, aux États-Unis, ou en France, la jeune génération lit de moins en moins, et le niveau des filières scientifiques baisse. C’est une tendance globale qui entraîne une diminution de l’esprit critique et de la logique, ce qui est préoccupant. Si cette tendance se poursuit, les intelligences artificielles génératives risquent d’être utilisées de manière superficielle, comme on utilise les réseaux sociaux pour publier des photos ou des commentaires peu réfléchis.

Pour illustrer cela, j’ai récemment demandé à un groupe de jeunes de m’expliquer comment faire quelque chose de spécifique sur Facebook, pensant qu’ils maîtrisaient parfaitement l’outil. À ma surprise, j’ai réalisé qu’ils en faisaient une utilisation très basique, sans chercher à explorer ses fonctionnalités plus sophistiquées. Cela ne les aide pas à développer leurs capacités intellectuelles. Ce problème ne se limite pas à Haïti, mais s’observe aussi dans les pays développés, et c’est très inquiétant.

En résumé, même avec les IA génératives, il est crucial de maintenir et de renforcer l’esprit critique. On entend souvent dire que ces outils rendent la réflexion inutile, mais c’est faux. Lorsque vous commencez à écrire des prompts complexes pour ces IA, vous vous rendez compte qu’il faut réfléchir et utiliser votre logique. Par exemple, il existe un prompt appelé « Editor Bot » que vous pouvez trouver sur Google, qui permet d’automatiser la lecture et la correction des articles dans une salle de rédaction. Probablement, il a fallu des jours pour écrire et affiner ce prompt, qui peut faire deux ou trois pages. Si vous n’avez pas ces capacités intellectuelles, comment allez-vous créer des prompts sophistiqués ? Simplement demander la température à Port-au-Prince est une chose, mais dès que vous voulez faire quelque chose de plus complexe, cela devient un défi.

Il est vrai que les IA génératives peuvent aider à combler le fossé numérique, mais elles peuvent aussi l’élargir pour ceux qui n’ont pas les compétences nécessaires. Tout dépend de la manière dont ces outils sont intégrés dans l’éducation et utilisés.

Lire aussi: L’illettrisme médiatique à l’ère de l’intelligence artificielle : perspectives et solutions avec Patrick Attié (Partie 1/3)

VBI : Comment lutter contre l’infobésité, notamment dans l’utilisation de l’intelligence artificielle?

PA : L’infobésité, si nous sommes d’accord sur sa définition, désigne le phénomène d’accumulation excessive d’informations au point de ne plus savoir quoi en faire. Ce problème a pris une nouvelle dimension avec l’avènement des intelligences artificielles (IA) génératives.

Si nous avions eu cette conversation il y a deux ans, ma réponse aurait été différente. Mais aujourd’hui, ces outils sont devenus incontournables, d’autant plus qu’ils sont accessibles à des non-techniciens. Vous n’avez plus besoin d’être informaticien pour écrire des prompts, ni même pour programmer dans certains cas.

L’infobésité est particulièrement intéressante à examiner. Les réseaux sociaux, les grandes bases de données en ligne, et les données ouvertes ont rendu une masse colossale d’informations disponible. Ces données nourrissent les IA, qui deviennent ainsi de plus en plus performantes. Contrairement à nous, plus une IA est exposée à une grande quantité d’informations, plus elle devient « intelligente ».

Avant l’ère des IA génératives, on parlait déjà du Big Data. Toutefois, il fallait être technicien pour exploiter ces outils, maîtriser des langages de programmation comme Python, ou utiliser des logiciels complexes. Aujourd’hui, les IA génératives ont simplifié cette tâche. Vous pouvez, par exemple, soumettre de très grands fichiers à une IA et lui poser des questions pertinentes sur ces données.

Prenons un exemple concret : imaginez une personne en recherche d’emploi qui utilise LinkedIn pour trouver des postes. Elle identifie 20 offres correspondant à son profil. Autrefois, elle aurait dû rédiger manuellement une lettre de motivation pour chaque poste, en adaptant à chaque fois le contenu. Ce processus, même s’il était simplifié, prenait énormément de temps. Aujourd’hui, avec les IA génératives, vous pouvez automatiser cette tâche. Vous pouvez extraire les profils de postes de LinkedIn, les placer dans un Google Sheet, puis demander à une IA comme ChatGPT de créer automatiquement 20 lettres de motivation personnalisées, en tenant compte des spécificités de chaque poste et de votre CV. Tout cela se fait en quelques minutes, et vous pouvez même automatiser l’envoi de ces lettres.

Cet exemple montre comment on peut utiliser l’automatisation combinée à l’intelligence des IA pour gérer l’infobésité. Au lieu de se noyer dans une masse d’informations, on peut structurer, trier et personnaliser ces données de manière efficace et rapide. Bien sûr, il ne s’agit que d’un exemple, mais cette approche peut être appliquée dans de nombreux domaines.

Cependant, il est important de ne pas voir ces outils comme une fin en soi. Ils sont des templates qu’il faut adapter selon les besoins spécifiques de chaque situation. L’intégration des IA génératives dans les processus existants apporte une nouvelle dimension d’intelligence à l’automatisation, permettant ainsi de mieux gérer l’infobésité.

VBI : En Haïti, quels sont, selon vous, les meilleurs moyens de lutter contre l’illettrisme médiatique, l’infobésité, ou la mauvaise utilisation de l’intelligence artificielle ?

PA : Votre question soulève plusieurs points importants. Je vais commencer par aborder les moyens de lutter contre les risques associés à l’intelligence artificielle. Le meilleur moyen n’est pas seulement d’en parler, mais de s’y engager activement. On entend souvent des discours sur les dangers de l’IA, comme ses biais, ses hallucinations, et la nécessité de légiférer pour encadrer son usage. Ces préoccupations sont valables, mais elles ne doivent pas nous empêcher d’apprendre à maîtriser ces outils.

Prenons exemple sur des pays comme la Chine, qui adopte une approche pragmatique en copiant, adaptant, et adoptant rapidement les nouvelles technologies. En Haïti, notre niveau de réflexion sur l’IA reste souvent superficiel comparé à d’autres régions du monde qui travaillent sur ces questions depuis des années. Si nous voulons tirer parti de ces technologies, il est crucial d’apprendre à les utiliser efficacement, tout en étant conscients de leurs limitations et des risques qu’elles comportent.

L’illettrisme médiatique, l’infobésité, et la mauvaise utilisation de l’IA ne peuvent être combattus que par une formation adéquate. Il ne s’agit pas de retarder l’adoption de ces technologies, mais de les intégrer intelligemment dans notre quotidien. Les outils d’IA sont là, accessibles, et souvent à des coûts très abordables. La plupart d’entre eux sont gratuits ou coûtent entre 10 et 30 dollars américains par mois pour les versions payantes. Par conséquent, il n’y a pas vraiment d’excuse économique pour ne pas les utiliser.

Lire aussi: L’illettrisme médiatique à l’ère de l’intelligence artificielle : Compétences informatiques et IA (2/3)

Il est essentiel d’intégrer ces outils dès le plus jeune âge, en les combinant avec les méthodes traditionnelles d’enseignement, telles que la lecture et les mathématiques. Ces outils peuvent non seulement aider à améliorer l’apprentissage, mais ils ne doivent en aucun cas remplacer l’acquisition des compétences intellectuelles fondamentales. L’esprit critique et l’esprit logique, par exemple, sont des compétences essentielles qui se développent souvent à travers des disciplines comme les mathématiques ou la lecture, même si ces deux domaines semblent, à première vue, antagonistes.

L’intégration de ces outils dans notre apprentissage doit se faire de manière à ce que nous puissions les utiliser non seulement pour atteindre des objectifs spécifiques, mais aussi pour améliorer notre propre apprentissage. Les éducateurs, par exemple, peuvent utiliser les IA pour accélérer l’apprentissage des enfants ou des adolescents. Dans le domaine de la recherche, les IA génératives sont extrêmement puissantes pour des tâches comme la rédaction de revues de littérature ou d’articles scientifiques. Bien que des outils comme ChatGPT aient encore des limitations, notamment en ce qui concerne la référence aux sources, d’autres outils spécialisés, comme SciSpace, Consensus, ou Jenni, offrent des solutions plus fiables dans des domaines spécifiques.

Il est également important de noter que les technologies évoluent rapidement. Par exemple, Google a récemment introduit Gemini, un outil qui permet à son IA générative d’accéder à son moteur de recherche, offrant ainsi un avantage significatif en termes de mise à jour et d’accès à des données récentes. De même, Microsoft développe un outil similaire qui s’appuie sur le moteur de recherche Bing pour des tâches comme la vérification des faits. OpenAI, le créateur de ChatGPT, teste également un nouvel outil appelé « Search GPT » pour combler les lacunes actuelles en matière de recherche de sources.

Ce rythme d’évolution rapide des IA génératives exige une mise à jour constante de nos connaissances et de nos compétences. En Haïti, l’éducation à l’IA et son utilisation doivent être perçues comme un atout essentiel. Il est crucial de ne pas se laisser freiner par des discours alarmistes qui prônent la prudence excessive. Haïti est prête pour ces technologies ; ce sont les dirigeants et les élites qui doivent accélérer leur propre préparation pour ne pas être laissés pour compte. Les jeunes Haïtiens, quant à eux, sont prêts à apprendre vite et à dépasser les attentes en un temps record.

Deslande ARISTILDE
Vant Bèf Info (VBI)