Interview : le professeur Antoine Nérilus Analyse l’élection historique de Claudia Sheinbaum au Mexique
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Le Mexique a franchi un cap historique en élisant sa première femme présidente, Claudia Sheinbaum, lors des élections du 2 juin 2024. Avec près de 60% des voix, elle prendra les rênes du pays sous la bannière du parti de gauche Morena. Deslande Aristilde et Jimmy Pierre de Vant Bèf Info ont interviewé le Professeur Antoine Nérilus, spécialiste en gouvernance de l’État et doctorant en sciences politiques et relations internationales, pour analyser les défis qui attendent la nouvelle présidente et les implications potentielles pour Haïti.
Le Mexique : interface entre l’Amérique du Nord et l’Amérique latine
VBI : Considérant le Mexique comme un pays d’interface entre l’Amérique du Nord et l’Amérique latine, lié tout autant à la première qu’à la seconde de par sa position géographique et son économie, pensez-vous que cette situation représente une intégration féconde ou une soumission inavouée ?
Prof. Nérilus : Le Mexique, dès son indépendance, a toujours été considéré comme un frère bien entouré parmi les trois États de l’Amérique du Nord. Les liens économiques étroits qu’il a su entretenir avec les États-Unis, par exemple, le hissent à un rang de grande importance dans cette très large zone géographique et démographique. Étant le troisième partenaire commercial des États-Unis, même s’il ne veut pas faire montre de soumission, les intérêts économiques lui sont tellement cruciaux que « La Nouvelle Espagne », un petit surnom qui lui va bien, joue toujours le jeu diplomatique et économique avec intelligence et prudence, après bien sûr les grands conflits de 1846-1848 qui opposèrent les deux États.
La question migratoire entre le Mexique et les États-Unis
VBI : Avec l’arrivée d’une femme au pouvoir pour la première fois au pays des Aztèques et le spectre d’un retour aux affaires aux États-Unis de Donald Trump, comment comprendre l’épineuse question migratoire entre les deux pays, sachant qu’il s’agit de l’un des plus grands flux migratoires avec 8 millions de migrants recensés et 2,9 millions en situation irrégulière ?
Prof. Nérilus : La question migratoire entre les États-Unis et le Mexique n’est pas si épineuse qu’elle en a l’air. Lesdits flux sont abondants parce que les deux États y ont consenti, même si l’entente peut ne pas être connue de tous. Les millions de migrants foulant le sol mexicain y séjournent pendant des semaines et même des mois, renforçant ainsi l’économie mexicaine. Ceux et celles qui utilisent l’espace, ne serait-ce que pendant quelques semaines avant d’atteindre « l’Eldorado », y apportent du leur. Ils y dépensent beaucoup et le gouvernement en est conscient et ne veut tout simplement pas perdre de si gros avantages qui semblent être pérennes et routiniers. Arrivés aux États-Unis, pour avoir le statut légal, c’est tout un autre long chemin qui, encore une fois, grossit « l’Aigle » sur le plan financier, tant les dépenses sont faramineuses. De ce flux, les deux États en vivent. Si cela n’était pas, ils les auraient stoppés par des moyens drastiques conjoints.
Le combat contre le trafic de drogue
VBI : Le Mexique est l’une des plaques tournantes du trafic international d’opiacés, de cannabis, de méthamphétamine et de cocaïne, provenant notamment de la Colombie. Comment le nouveau gouvernement de Mme Sheinbaum doit-il s’y prendre pour aborder ce problème ?
Prof. Nérilus : La guerre des cartels au Mexique, étant un conflit armé, où les cartels de la drogue s’opposent au gouvernement mexicain, ne date pas d’hier. L’armée mexicaine y était déjà impliquée au début de l’an 2000, bien que celle-ci ait été utilisée dans la lutte contre le trafic des stupéfiants bien avant cela. Andrés Manuel López Obrador, le mentor de Claudia, n’a pas pu y mettre fin, donc je ne crois pas que la nouvelle élue de gauche le pourra non plus. Néanmoins, elle devra s’arranger en vue de respecter et faire respecter les conventions internationales telles que la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 signée par l’État dont elle aura les rênes à partir du mois d’octobre pour prendre toutes les balises nécessaires pour écarter le Mexique des souillures de la drogue.
Le rôle du Mexique dans le concert des nations
VBI : Tenant compte de la capacité du Mexique à concilier sa tradition diplomatique avec les exigences d’un monde en constante mutation, considérez-vous que le pays soit un partenaire important dans le concert des nations aujourd’hui ?
Prof. Nérilus : C’est l’économie qui détermine tout en relations internationales. C’est-à-dire, ce que vous pouvez offrir et ce dont vous pouvez faire jouer. En outre, une grande démographie est un atout économique non négligeable. Le Mexique a une population de plus de 130 millions d’habitants, dont plus de 30 millions de jeunes, donc une force de travail importante, sans compter sa position géographique chevauchant une toute petite partie de l’Amérique Centrale et ses vastes terres de l’Amérique du Nord donnant des ouvertures en termes d’échanges économiques ; il est donc très important dans le concert des nations, et surtout dans le continent américain, en plus qu’il est le 12e pays producteur de pétrole au monde.
La féminisation de la gouvernance au Mexique
VBI : Depuis une trentaine d’années, le Mexique est l’un des pays les plus féminisés au monde au niveau du personnel législatif. Comment pourrions-nous modéliser cette formule en Haïti ?
Prof. Nérilus : Haïti a consenti pas mal d’efforts après la chute des Duvalier en 1986 sur le plan de la féminisation de la gouvernance, mais on avance pas comme on l’aurait souhaité. Je ne crois pas que l’on pourra, de sitôt, être en mesure de comparer le pourcentage de femmes gérantes d’État du Mexique au nôtre en Haïti. En outre, la quantité de Mexicaines ayant atteint le niveau universitaire requis pour être des cadres pensants est bien meilleure par rapport à celui de nos femmes haïtiennes que l’on souhaiterait bien avoir dans des postes décisionnels chez nous. C’est malheureusement dû à notre histoire récente où hier encore, en 1950, on ne comptait pas de femmes universitaires chez nous pour des raisons machistes, d’où vient notre retard sur ce plan, malheureusement. Mais, on y parviendra bien, si on s’y attelle. Pour modéliser leur formule chez nous, nous devons créer des ouvertures pour nos femmes, les former, féminiser l’enseignement, l’instruction, dans toutes nos campagnes et villes et les résultats viendront au moment opportun de par eux-mêmes, et ce, dans moins de trois décennies.
Exploiter les relations avec le Mexique
VBI : Comment mieux exploiter nos relations diplomatiques, commerciales et autres avec le Mexique, en tant que pays en développement ?
Prof. Nérilus : Haïti a plein de choses à offrir au Mexique, il suffit que nous ayons des vis-à-vis valables dans notre diplomatie, des responsables qui sachent négocier et établir des relations de coopération sérieuse et profitable aux deux États. C’est ce qu’il nous manque parfois, mais je pense que cela peut se résorber.
Défense et sécurité sous la présidence de Sheinbaum
VBI : Avec la continuité de la gauche au pouvoir et un nouveau personnage aux affaires (Mme Sheinbaum), à quoi peut-on s’attendre en matière de défense et de sécurité ?
Prof. Nérilus : Un pays où le trafic des stupéfiants est si présent est loin de connaître la paix, car la drogue et les armes vont de pair. Or les armes sont là pour tuer, déstabiliser. Manuel López Obrador a fait des efforts, mais il n’est pas parvenu à enrayer ce si fâcheux phénomène. Claudia va marcher dans les sillages de son mentor idéologique. Donc, ce seront peut-être les mêmes résultats, car dès ses premières déclarations, après sa victoire d’hier, elle promet la continuité au peuple mexicain. Elle parle de Manuel López Obrador « bis ». En matière de défense, c’est la drogue qui est la première menace de la terre des Aztèques. Leur ennemi à craindre le plus.
Deslande ARISTILDE
Jimmy PIERRE
Vant Bèf Info (VBI)