Haïti : travailler au péril de sa vie…

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Par Wandy CHARLES
En Haïti, le travail n’est plus une voie d’émancipation, encore moins un droit protégé. Il est devenu une épreuve quotidienne, un acte de bravoure dans un pays où l’économie chancelle, les institutions vacillent, et où la violence dicte ses lois. À la croisée de la précarité et de la terreur, le monde du travail haïtien se désintègre sous nos yeux, victime collatérale d’un État affaibli, d’un marché informel écrasant et d’une insécurité tentaculaire.

Un marché du travail déstructuré, un avenir hypothéqué
En 2023, sur une population estimée à près de 12 millions d’âmes, seuls 4,1 millions font partie de la population active. Cette maigre frange travaille, pour la majorité, dans des conditions indignes. L’économie reste dominée par l’agriculture (38 %), les services (57 %) et une industrie embryonnaire (à peine 5 %). Mais au-delà de ces chiffres, c’est la brutalité du quotidien qui interpelle : 93 % des emplois sont informels, livrant des millions de travailleurs à une jungle sans contrat, sans sécurité, sans justice.
Le chômage officiel, estimé à 14,9 %, est un leurre statistique face à la réalité du sous-emploi généralisé, qui toucherait jusqu’à 40 % de la main-d’œuvre. Les jeunes en paient le plus lourd tribut : près de 1,5 million d’entre eux sont sans emploi, dans un pays qui peine à leur offrir une quelconque perspective.
Travailler, oui… mais dans quelles conditions ?
Dans les usines de sous-traitance, les cadences inhumaines côtoient la promiscuité et le mépris des droits fondamentaux. Le salaire minimum, fixé à 540 gourdes par mois, frôle l’insulte dans un contexte d’inflation galopante. Les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées, les protections sociales inexistantes, les droits syndicaux piétinés. Les femmes, surtout dans les secteurs domestiques ou agricoles, sont doublement vulnérables : sous-payées, surexploitées, souvent sans recours.
Les enfants eux-mêmes ne sont pas épargnés. Nombre d’entre eux triment dans les champs, les marchés ou dans des foyers où le système du Restavèk perdure en silence, perpétuant l’exploitation des plus faibles, en toute impunité.
Quand l’insécurité achève ce que la pauvreté a commencé
À cette réalité déjà douloureuse s’ajoute un fléau plus brutal encore : l’insécurité. Les gangs armés ont transformé les zones économiques en territoires interdits, perdus. Martissant, Cité Soleil, Croix-des-Bouquets ou Delmas ne sont plus des lieux de travail, mais des pièges mortels. Les entreprises ferment, les écoles se vident, les travailleurs fuient. Des milliers de déplacés internes perdent en une nuit leur emploi, leur maison, leur dignité.
Les trajets pour se rendre au travail deviennent des expéditions périlleuses, ponctuées de barrages, d’extorsions ou d’enlèvements. L’économie informelle, déjà fragile, est asphyxiée. Le secteur formel s’effondre. Même les institutions publiques – hôpitaux, mairies, commissariats – sont prises pour cibles. Ce climat de terreur psychologique épuise la nation. Médecins, enseignants, ingénieurs, journalistes prennent le chemin de l’exil, alimentant une hémorragie silencieuse mais dévastatrice : la fuite des compétences.
Un dialogue social muselé, une nation en détresse
La voix des travailleurs est étouffée. Les syndicats, infiltrés ou intimidés, peinent à faire entendre leurs doléances. Toute mobilisation devient un acte de résistance périlleux. Ceux qui osent revendiquer un salaire ou une régularisation s’exposent à la répression ou au silence.
Et que dire de l’État ? L’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique n’a pas mené de recensement général depuis 2003. Les données sont obsolètes, les politiques publiques inexistantes, les inspections du travail un vœu pieux.
Peut-on parler de développement sans garantir le droit au travail décent ? Peut-on construire une nation quand les bras qui bâtissent sont contraints à la fuite ou à la survie ? Non. Le travail en Haïti ne peut plus être pensé en dehors de l’urgence sécuritaire. Il faut briser le cycle de la violence pour relancer celui de la production. Restaurer l’ordre, formaliser l’économie, renforcer les institutions du travail et revaloriser les métiers sont les premiers pas vers une reconstruction durable.
Dans un pays où travailler est devenu un risque, il est temps que le courage des travailleurs rencontre enfin la volonté politique. Car la dignité nationale commence là : dans la reconnaissance et la protection de ceux qui, chaque jour, tentent de bâtir malgré tout.
Vant Bef Info (VBI)