Haïti : Qu’est-ce qui motive les gangs armés ?

Getting your Trinity Audio player ready...

Par Wandy CHARLES

Sur les cendres encore fumantes d’un État désarticulé, Haïti assiste à l’ascension inexorable d’une criminalité systémique qui menace l’essence même du vivre-ensemble. Les gangs, aujourd’hui véritables puissances de substitution, ne se contentent plus de semer la terreur : ils structurent un ordre parallèle fondé sur l’extorsion, la terreur, et la conquête du pouvoir. Pour briser cette spirale, il convient d’en comprendre les ressorts, de décoder les motivations qui nourrissent cette domination brutale et méthodique.

L’argent : moteur primaire de l’action criminelle

La quête effrénée de ressources financières constitue le socle de la dynamique criminelle en Haïti. Dans les zones urbaines et sur les axes routiers névralgiques, les gangs imposent des péages illégaux, rançonnant systématiquement la population et paralysant le commerce local. Selon une enquête de l’UNODC (avril 2024), plus de 60 % des trajets commerciaux dans la capitale sont soumis à des taxes illégales imposées par des groupes armés. Cette économie de la prédation, florissante dans le vide laissé par les institutions, engendre une pression insoutenable sur les entrepreneurs, pousse à la fuite des capitaux et accélère la désagrégation du tissu économique formel.

Le trafic : arme, drogue et corps humain comme devises

Haïti s’est insidieusement transformée en carrefour de trafics illicites à l’échelle régionale. Le trafic d’armes, principalement alimenté depuis les États-Unis, équipe les groupes criminels d’arsenaux bien supérieurs à ceux de la Police Nationale d’Haïti (PNH), comme le note l’UNODC dans son rapport 2024. Cette puissance de feu leur assure un contrôle sans partage sur des pans entiers du territoire.

En parallèle, Haïti joue le rôle de zone de transit pour la cocaïne sud-américaine à destination de l’Amérique du Nord, selon Le Monde (avril 2024), ce qui renforce la compétition violente entre gangs pour le contrôle des corridors stratégiques. Dans l’ombre de ces trafics classiques, émergent aussi des soupçons de trafic d’organes humains, révélateurs d’une barbarie qui franchit les derniers seuils de l’inhumain.

Le pouvoir : capturer l’État

L’ambition des gangs ne se limite plus à la prédation économique ; elle s’étend désormais à la captation du pouvoir politique. L’ONU, dans son rapport de janvier 2025, estime que 85 % de Port-au-Prince est sous l’emprise directe ou indirecte de groupes criminels. Ces derniers interviennent dans la nomination de responsables de commissariat, infiltrent les administrations locales et espèrent peser sur les décisions électorales.

Le Monde (novembre 2024) souligne une collusion croissante entre acteurs politiques fragilisés et puissances criminelles, fruit d’un État affaibli, corrompu, en quête d’alliés pour survivre. Ce mélange toxique asphyxie les institutions, pervertit le suffrage et substitue la force à la légitimité démocratique.

L’inégalité : matrice d’une société à la dérive

Dans un pays où plus de 60 % de la population vit sous le seuil de pauvreté extrême (The Guardian, février 2025), la misère n’est plus seulement une donnée économique : elle est devenue un piège générationnel. L’effondrement de l’école publique, l’absence de soins de santé et la démission de l’État ont creusé un gouffre entre les élites et les masses.

Face à l’absence d’alternatives, l’économie criminelle apparaît comme une voie d’insertion sociale pour des milliers de jeunes, captés par la promesse d’un revenu, d’une arme, et d’un semblant de pouvoir. Ce glissement de l’ascension par le mérite à l’affirmation par la violence traduit l’échec d’un modèle de société désormais à bout de souffle.

La violence haïtienne a cessé d’être purement instrumentale. Elle est devenue pulsionnelle, nourrie par des traumatismes non pris en charge, une rage contenue et un sentiment d’abandon total. Le Monde (novembre 2024) décrit des scènes glaçantes : cadavres profanés, enfants enlevés, viols collectifs utilisés comme instrument de domination. Le seuil de l’horreur est franchi, sans retour apparent.

Ce phénomène est aggravé par l’absence totale de soutien psychologique ou de politiques de reconstruction mentale, dans une société qui vit en état de choc permanent. La déshumanisation devient alors un réflexe de survie, une carapace construite dans la peur et l’indifférence.

Il faut déconstruire les fondations du chaos

Haïti ne peut espérer sa renaissance sans affronter avec lucidité les racines de son effondrement. Il ne suffit plus de dénoncer les gangs : il faut assécher les flux financiers qui les alimentent, démanteler les réseaux transnationaux qui les arment, et restaurer l’autorité de l’État dans ses fonctions régaliennes.

Mais la réponse ne saurait être uniquement sécuritaire. Il faut reconstruire l’école, réhabiliter la justice, redonner aux jeunes l’espoir d’un avenir hors du canon et du racket. Il faut soigner une société en ruine, pas seulement la discipliner.

La République haïtienne, forgée dans le refus de l’asservissement, mérite mieux que la régression vers la loi du plus fort. Le combat est titanesque, mais il est vital. La peur ne peut plus être la langue nationale. Il est temps d’opposer à la violence l’intelligence, à la barbarie la justice, et à l’abandon la reconstruction collective.

Vant Bef Info (VBI)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *