Haïti : La bouffonnerie impromptue de Gérard Latortue

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Alors que le pays tout entier attend depuis un mois la nomination d’un nouveau premier ministre, aucune proposition de sortie de crise digne de ce nom n’a encore vu le jour. Dans ce vide sidéral, l’ex-premier ministre, Gérard Latortue a brisé son silence pour s’ériger en donneur de leçons. A-t-il oublié sa contribution à la dérive d’Haïti durant le gouvernement de transition ?

 

Par Nancy Roc

Journaliste indépendante

 

Dans une interview diffusée le mercredi 1er aout 2018, l’ancien premier ministre Gérard Latortue a critiqué les dépenses des dirigeants haïtiens et les privilèges accordés aux parlementaires, ministres et directeurs généraux.

« Lorsque j’étais premier ministre, il n’y avait pas autant de gaspillage », a-t-il déclaré, « Le pays a fourni beaucoup trop d’avantages depuis 200 ans, il ne doit plus en être de même maintenant. Si on doit choisir un premier ministre actuellement, il doit être quelqu’un se trouvant déjà à la retraite, n’ayant pas une obligation pour voyager, s’acheter des voitures, des maisons, etc. ».

Gérard Latortue a-t-il voulu suggérer au président Jovenel Moise et à l’opinion publique qu’il se rendait disponible pour le poste de premier ministre ? Tout porte à y croire. Moins de 24h après cette déclaration, l’application Whatsapp en Haïti – vecteur privilégié de communications et de fake news– faisait déjà circuler une rumeur concernant sa possible nomination audit poste qui, selon cette note, « devrait être annoncée au plus tard ce vendredi par le président Moise ».

Haïti, terre d’opportunités et d’opportunistes

« Connaissez-vous le pays de l’opportunité par excellence ? Vous êtes passé tout à fait à coté si vous avez répondu les États-Unis d’Amérique », écrit le professeur et humoriste Castro Desroches. « La réponse exacte est plutôt Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère », affirme-t-il en qualifiant ce pays de « vrai Eldorado (…) où les fortunes se font à un rythme époustouflant (…) particulièrement dans les parages de l’administration publique. Quelques coups de pioches à gauche puis à droite et vous vous retrouvez un beau matin aussi riche qu’un riche d’un pays riche. »

Dans un texte intitulé Gérard Latortue et l’Eldorado haïtien, il rappelle qu’à la fin de son mandat de transition, l’ex-premier ministre s’est accordé une généreuse pension de $ US 15,000. « En plus de son salaire mensuel, Latortue se serait attribué en per diem la rondelette somme de 1 million de dollars US. A tout seigneur tout honneur. Ne parlons même pas des deux voitures rutilantes (total $ 90.000 US) achetées aux frais de la République pour sa douillette retraite floridienne. Au technocrate bénévole, la patrie reconnaissante. Le scandale prenant des proportions énormes, M. Gérard Latortue a dû restituer les deux véhicules à M. Ralph Latortue, Consul Général d’Haïti à Miami. Pure coïncidence. » La fin du texte de Castro Desroches est lapidaire : « en Haïti, la politique rapporte gros et le pouvoir est une grande mangeoire. Les malversations de M. Latortue prouvent une fois de plus que le pouvoir en Haïti est le corridor de la tentation. A chacun selon ses besoins. A moins d’avoir des scrupules : « politicien aujourd’hui, millionnaire demain. »

A la lumière de ce rappel, on voit difficilement comment Gérard Latortue peut se permettre de faire la leçon concernant les gaspillages de l’État haïtien. La bouffonnerie est coûteuse à tous les points de vue et si l’ex-premier ministre avait fait de la transition un chemin de traverse vers un État de droit, nous n’aurions pas eu un Martelly au pouvoir avec sa clique de kleptocrates qui ont pillé le pays à travers le programme PetroCaribe. Si Gérard Latortue avait exigé que le contrat social prôné par André Apaid et le Groupe des 184 débouche sur une grande conférence nationale, le dangereux venin du racisme inter-haïtien n’aurait aucune raison d’être aujourd’hui.

« A l’impossible nous sommes tenus », avait déclaré Gérard Latortue, lors de l’investiture de son cabinet le mercredi 17 mars 2004 ; mais il a refusé de « faire la chasse aux sorcières » contre les chimères d’Aristide et son immobilisme a débouché sur l’Opération Bagdad qui a semé la terreur et entrainé la mort de plus de 700 personnes en 2006.

Gérard Latortue monte au créneau contre la corruption. A-t-il oublié qu’il avait déclaré « nous allons publier les noms de tous ceux-là qui ont pillé les caisses de l’État sous le régime Lavalas . Nous allons mettre aux arrêts tous ceux-là qui sont impliqués dans la gabegie administrative », le mercredi 21 avril 2004, en marge d’une visite à Cité Soleil. Mais, par la suite, il s’est défilé en déclarant sur l’émission Metropolis qu’il ne pourrait pas diffuser cette liste car « la corruption en Haïti est tel un plat de spaghettis : tout le monde y est mêlé et a trempé dans la sauce. » Une déclaration fallacieuse qui a outré les gens honnêtes en Haïti ; d’autant plus, qu’il a laissé en héritage un personnage lourd et craint par plus d’un : son neveu Youri Latortue, aspirant à la présidence. Un câble édifiant de Wikileaks fait état de ce « champion de la corruption politique », taxé de « Monsieur 30 % », sous le gouvernement de transition Bonniface-Latortue. Le Figaro du 21 décembre 2004, écrit ceci à son sujet : « Youri Latortue, un personnage surnommé « Monsieur 30% » en raison du pourcentage qu’il exige en rétribution de passe-droits. Inquiet, non sans raison, pour sa propre sécurité, le premier ministre verse 20 000 € par mois à cet ancien policier impliqué dans divers scandales pour l’« organisation d’un service d’intelligence ». Mais, sur cette terre d’opportunités et d’opportunisme, c’est aujourd’hui Youri Latortue, encensé par Le Nouvelliste qui se pose en pourfendeur de la corruption et reprend l’image du plat de spaghetti de son oncle, en y ajoutant sa propre sauce : en Haïti, « le spaghetti part du plus petit employé au plus haut fonctionnaire ». Only in Haiti!

 

Un point de non-retour

« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal », disait Hannah Arendt. Cette pensée peut illustrer nombreux des maux d’hier et surtout d’aujourd’hui. C’est en laissant ce vide que les gens dits « de bien » de ce pays ont laissé la place à des parvenus, des manipulateurs et des corrompus dans toutes les allées du pouvoir. Ce vide a débouché sur le pire bouffon politique de notre histoire : Michel Joseph Martelly. Ce dernier, « vulgaire, orgueilleux et arrogant, novice, ridicule, sans référence de parti ni parcours académique confirmé », pour reprendre les qualificatifs du jeune écrivain Waglet Livert, a dénigré la pensée et le savoir en ironisant sur les politiciens diplômés incapables d’apporter des solutions aux problèmes du pays. « Quelle est cette affaire de diplômes, plomes, plomes ? Je suis le changement et le changement est en train de gagner les élections », avait-il déclaré en février 2011.[1] Cette phrase rappelle autant le « Je veux et je peux !», de Jean-Bertrand Aristide et « Le président a parlé. Point barre ! », de Jovenel Moise. Serait-ce qu’on voit aujourd’hui qui serait le changement promis par le PHTK ?

Le PHTK a fait croire que le secteur Lavalas était derrière les émeutes. Si c’est le cas, n’est-il pas étrange que tous les avoirs de Martelly et consorts n’ont subi aucun dommage ? N’est-il pas étrange qu’aujourd’hui ce sont des membres du PHTK qui accusent le président Jovenel Moise de de gaspillage des fonds publics notamment dans la Caravane du changement ?

L’adage veut que nous soyons le produit de nos erreurs mais, pour ménager notre égo, nous appelons ça l’expérience. Hannah Arendt, dont les ouvrages sur le phénomène totalitaire sont étudiés dans le monde entier, y ajouterait sa touche féminine en précisant : « la pensée naît d’événements de l’expérience vécue et elle doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter. »

Martelly a voulu imiter le populisme d’Aristide mais au service de la ‘’droite’’ haïtienne, qui n’est en fait qu’un ramassis d’opportunistes et de nouveaux riches. Son égo l’a amené à sa chute mais en permettant au passage, le plus grand pillage de l’histoire d’Haïti à travers le scandale PetroCaribe. Jovenel Moise – qui ne jouit pas de la manne du PetroCaribe- est le digne dauphin de Martelly : aussi incompétent, aussi têtu et un peu moins arrogant. Le modèle du mâle dominant est en train de s’écrouler à travers le monde et, en Haïti, il a lamentablement échoué dans tous les domaines. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que la nomination d’un nouveau premier ministre puisse résoudre la crise. Rien que le budget de la République est un piège pour le prochain chef de gouvernement.

La société haïtienne a raté l’occasion de se reconstruire après le séisme de 2010. Suite aux émeutes de juillet, nous aurions dû avoir le courage d’opter une solution radicale : former un gouvernement d’ouverture incluant tous les secteurs et surtout la diaspora, mettre la Constitution en veilleuse, écarter le Parlement et même courir le risque de nous détacher de la Communauté internationale. Ceci aurait permis de concevoir un plan de développement inclusif sur plusieurs années et d’aboutir à un vrai contrat social. Qu’on se le tienne pour dit, aucune élection à l’occidentale ne permettra à Haïti de sortir de sa crise dans l’état actuel des choses.

Aujourd’hui, sans cette réflexion profonde pour nous unir, les émeutes de juillet n’auront été qu’un avertissement devant le cataclysme qui nous attend.

 

Nancy Roc, le 2 aout 2018.

[1] Michel Martelly, un chanteur prêt à prendre la présidence d’Haïti, Le Nouvelliste, le 2 février 2011.