Vivre à Port-au-Prince : se considérer comme vivant-mort
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Balles perdues, air pollué, 80 % du territoire aux mains des gangs, hôpitaux dysfonctionnels : vivre à Port-au-Prince est une résignation. Depuis des années, la première ville d’Haïti est le théâtre d’une situation sociopolitique précaire exacerbée par une violence croissante des gangs armés. Cet article offre un panorama des conditions inhumaines vécues par les habitants de l’aire métropolitaine.
Port-au-Prince, le 10 juillet 2024. – Rongée par des maux profonds et en déclin depuis des décennies, la vie à Port-au-Prince se transforme en un véritable calvaire. Les conditions essentielles à une vie digne et normale sont bafouées, touchant tous les aspects de l’existence : culture, santé, éducation, environnement, énergie, et bien d’autres. La population, abandonnée à son sort, survit dans un simulacre de vie. Les besoins fondamentaux, tels que décrits par la théorie de Maslow, ne sont absolument pas respectés, privant la population d’une existence digne.
Les déplacés des zones de tension : les véritables meurtris
Fuyant des balles, par peur de se faire tuer, des gens gagnent des sites d’hébergement provisoires. « J’ai laissé Carrefour-Feuilles après que ma maison a été incendiée, j’ai même risqué d’être consumée à l’intérieur de la maison avec mes deux enfants », a déclaré Magalie, une des milliers de personnes au camp de Colbert Lochard à Bois Verna. Dans cette même zone, plusieurs autres sites accueillant des déplacés débordent avec l’affluence. Notamment au ministère de la Communication, des gens sont entassés là-bas. « Je dors sur cette marche, la pluie nous tombe dessus, ici c’est la misère », déclare un des déplacés qui dort à la belle étoile sous les marches d’entrée.
Gestion de l’environnement : un défi largement négligé et ça tue
Des colonnes de fumée s’élèvent continuellement de montagnes d’ordures qui servent parfois de repères, voire de barricades. Sur ces amas putrides, gisent parfois des corps inertes, mutilés par des chiens errants. Les services de voirie de la mairie sont dépassés, et le Service national de gestion des résidus solides (SNGRS), relevant du ministère des Travaux publics et responsable de la collecte des déchets, est régulièrement paralysé par des grèves réclamant des arriérés de salaires et des augmentations. Des cendres de caoutchouc, des odeurs nauséabondes, des monticules de détritus sont omniprésents.
L’air respiré à Port-au-Prince est intoxiqué de particules polluantes dépassant le seuil recommandé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Une étude des scientifiques en environnement de l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti révèle que des zones de Port-au-Prince contiennent deux fois plus de dioxyde d’azote (NO2) que la moyenne fixée sur 24 heures selon l’OMS. Des concentrations excessives de gaz nocifs risquent de causer des maladies graves liées aux problèmes respiratoires. Si on ne respire pas bien, on est présumé mort.
Cadavres abandonnés dans les rues : un spectacle macabre aux conséquences dramatiques
Les corps des défunts ne reçoivent qu’une sépulture rare. Le plus grand cimetière, sous le contrôle des gangs qui exigent des sommes exorbitantes pour les inhumations, accueille à peine quelques dépouilles. « Mon frère a été criblé de balles, je n’ai même pas pu lui donner des funérailles dignes pour ce qu’il a pu faire pour moi », déclare Roseline, en sanglots.
La plupart des corps sont abandonnés aux chiens errants, se décomposent à ciel ouvert, ou sont incinérés, leurs cendres se mêlant à l’air que respirent les habitants de Port-au-Prince. Ce problème soulève des questions quant à l’espérance de vie dans la capitale, voire dans l’ensemble du pays et des Caraïbes, si l’on prend également en compte la pollution marine. Quelles études ont été menées par le ministère de la Santé publique et de l’Environnement à ce sujet ? Outre les humains, quelles sont les autres espèces menacées par cette situation ? Quelles en sont les conséquences, à court et à long terme ?
Faim et santé : un duo infernal
L’accès à une alimentation saine et suffisante est un luxe inaccessible pour la majorité de la population. Les personnes déplacées des zones de conflit, regroupées dans des sites de fortune, souffrent d’une insuffisance alimentaire. Selon l’OIM, plus de 600 000 personnes sont déplacées à l’intérieur du pays, avec la moitié comptant des enfants. Plusieurs cas de marasme et de kwashiorkor, des maladies liées à la malnutrition sévère, sont recensés chez des enfants, principalement dans les quartiers populaires d’où ils sont majoritairement originaires.
« On mange par hasard, on va mourir si rien n’est fait pour nous », se désole Jonas, dont sa bouche montre sa faim. La sécurité alimentaire est inexistante, et beaucoup n’ont qu’un repas irrégulier, voire pas du tout. « Autrefois, on passait ici régulièrement pour nous donner de quoi à manger, mais rarement maintenant », lâche un homme à la bouche blanche, qui se loge au Lycée Antenor Firmin, un autre site hébergeant des gens à l’avenue Charles Sumner.
Dans la zone métropolitaine, 84 sites ont été recensés en avril 2024 selon l’OIM. La majorité des gens de ces sites sont issus de Carrefour-Feuilles et du bas du centre-ville. Ils sont ceux qui abandonnent leurs demeures, perdent presque tout et ne peuvent pas aller dans des zones confortables.
Pas de soins sanitaires. Avec les hôpitaux fermés, d’autres vandalisés, sans compter ceux assiégés par des gangs qui les utilisent comme cachettes lors des affrontements avec les forces de l’ordre. La situation sanitaire en Haïti est critique, alors qu’une résurgence du choléra est signalée dans plusieurs sites d’hébergement avec 84 000 cas présumés selon l’ONU. Cela fait raviver les douloureux souvenirs laissés par cette épidémie débutée fin 2010 après le cataclysme du 12 janvier. Selon l’OMS, sur 820 000 cas, 9 992 décès ont été comptés de victimes entre octobre 2010 et février 2019.
Une réalité cauchemardesque
Champ-de-Mars, terrain d’affrontements. Palais abandonné, marchés déplacés, stations déplacées, demeure des gangs. Port-au-Prince se dessine en tant qu’espace de guerre où seuls les démunis, malades mentaux, désespérés et bandits n’ont pas de crainte à y vivre. C’est un lieu où les nuits et jours sont rythmés par les tirs nourris. 80 % de la capitale est sous le contrôle des gangs. Ces derniers règnent encore. On attend toujours les débuts des opérations conjointes de la PNH et de la MMSS, qui devraient endiguer cette violence.
Ici, les chiens, mouches et porcs sont les officiants des funérailles organisées sur les tas de déchets et les mares de boue imbibées de sang. Le sang coule, la vie est banalisée, la capitale des déprimés où les morts-vivants sont les seuls habitants. À quand la fin de cette réalité cauchemardesque ?
Wideberlin SENEXANT
Vant Bèf Info (VBI)