Haïti : La haine de trop et le réveil improbable d’un pays presque en état de mort cérébrale

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Les peuples comme les individus ont la capacité d’encaisser des coups, de surmonter des épreuves, de faire des défaites cinglantes des motifs d’espérance pour un nouveau printemps. Mais, pour les uns comme pour les autres les déroutes à répétition, les fautes majeures qui ne se corrigent pas, les crises systémiques qui s’attaquent aux organes vitaux sans défense peuvent engager le pronostic vital, entraîner des rechutes fatales, une fin irrémédiable. L’effondrement, la déchéance, le naufrage. L’histoire de l’humanité et de nous-mêmes en a vu beaucoup.

Port-au-Prince, le 28 avril 2025. Haïti vit, à son échelle, un holocauste qui ne dit pas son nom. Un pays dont l’Etat mis en morceaux ne revendique plus le monopole de la violence légitime, renonce à ses fonctions régaliennes, n’exerce plus sa souveraineté sur l’ensemble du territoire à travers les autorités de la transition neutralisées, en perte totale de légitimité, sans ressort moral ni volonté politique pour affronter, éradiquer une constellation hégémonique de groupes terroristes parvenus dans les faits au renversement des institutions, à la partition territoriale, au contrôle de plusieurs routes nationales, à la suspension du trafic aérien international régulier à l’aéroport de Port-au-Prince, à des attaques armées fréquentes contre le port de la capitale, à des campagnes systématiques de persécution de la population, à la perturbation ou à l’arrêt total de la vie économique et sociale dans des villes et des départements. Dans l’indifférence bruyante de la communauté internationale, le silence allant jusqu’à l’indécence, le florilège habituel de déclarations de bonne intention ou des gesticulations autour de pseudo-solutions toutes faites d’acteurs majeurs tels les Etats-Unis ou encore la France – lourdement responsables historiquement de notre tragédie- le pays porte une horreur oubliée, traîne le boulet d’une violence invisibilisée dans la presse internationale, abordée a minima dans les principaux centres de décision politique de la planète malgré les innombrables massacres, assassinats, kidnappings, raids, incendies, mises à sac de maisons, d’hôpitaux, d’écoles, d’universités, de commerces, d’hôtels, d’institutions étatiques, de commissariats de police, d’églises, de cimetières, de véhicules générant au quotidien morts, blessés, estropiés, otages, déplacés internes, exilés incluant enfants, femmes enceintes et vieillards, maladies cardio-vasculaires, troubles psychiques, deuils, souffrances, désolation, chômage de masse, décapitalisation des classes moyennes, paupérisation aggravée des couches populaires et grave hypothèque sur l’avenir collectif. Au chapitre des atrocités, drames humains aux résonances apocalyptiques, scènes de terreur enregistrées à Port-au-Prince ou en province, l’on ne saurait dire à quel groupe terroriste devrait revenir la palme de l’horreur, de la haine mortifère et de l’infâmie. J’en ai retenu seulement quelques uns, si tant est que certains actes soient plus évocateurs que d’autres de l’ampleur de la barbarie.
Une des figures notoires des organisations terroristes regroupées au sein de la coalition Viv Ansanm -qui crachent le feu, le venin de la haine de l’autre partout, prônent ouvertement l’anti-Etat- se mue en PDG d’une station de radio à Mirebalais, à l’écoute des supplications de ses auditeurs en fuite, contraints à la soumission totale. Dans l’indifférence générale, sans aucune mesure célère des autorités, Panic FM, un media commercial, devient Taliban FM et officiellement la « voix de la mort » version locale dans le Plateau Central oú le sinistre personnage et ses lieutenants se relaient à l’antenne comme Radio Mille Collines joua si habilement sa partition d’instrument idéologique du génocide rwandais, en 1994.
Une scène macabre, quelque part à Kenscoff, théâtre depuis trois mois d’une guérilla rurale qui est en train de faire de cette commune en haute altitude le point d’achèvement de la stratégie d’encerclement du grand Port-au-Prince. Telle une séquence choc sur un plateau de tournage, des tueurs impénitents et moqueurs prennent le temps de filmer l’exécution sommaire de quatre hommes ligotés. Le moment fatidique survient au milieu des ricanements des meurtriers qui semblent venir en écho au monde des ténèbres face aux regards angoissés et aux cris étouffés des victimes dont les têtes s’affaissent à tour de rôle.
Sacrilège, toujours à Kenscoff, zone agricole fortement peuplée de paysans pauvres saignés à blanc dans une succession de crimes de sang et de dévastations des infrastructures économiques. Les assassins d’un policier sont allés jusqu’à lui organiser un simulacre de funérailles en couvrant le cercueil du drapeau national. La parodie de cérémonie, largement diffusée sur les réseaux sociaux, n’a suscité aucune indignation du Conseil présidentiel de Transition, du gouvernement ni du haut commandement de la Police nationale restés muets sur le sort de la dépouille de l’agent détenteur de l’autorité publique.
Pacot, symbole des anciens quartiers aisés de Port-au-Prince, est au coeur de la guerre ciblant la population civile et pourrait sous peu allonger la liste des zones sous l’emprise des bandes armées. Ce qui renforcerait le scénario d’une capitale fantôme qui prend forme de plus en plus. Chaque jour, comme ce dimanche 27 avril, des résidents encore capables de braver le danger voient partir en fumée des joyaux de l’architecture du début du XXe siècle dans le brasier ardent de la haine des barbares. Regardant impuissants une partie essentielle de leurs vies et de leurs économies disparaître dans les flammes, les propriétaires n’en reviennent pas.
Dans un tout autre registre, pour compléter la panoplie des scènes étranges et des proportions surréalistes de la violence symbolique. Avec du sang sur les mains, des hors-la-loi ayant investi les locaux de Notre-Dame d’Haïti -appartenant à l’église catholique- ont enfilé les toges des diplômés de la faculté de médecine et se sont rassemblés, le sourire aux lèvres, pour la traditionnelle photo de famille. Comme pour faire un pied de nez au savoir académique dans une société en déroute dont les dirigeants politiques se vautrent jusqu’au cou dans la boue pestilentielle de la corruption systémique et l’ivresse du pouvoir, sans se soucier des conséquences ultimes de leur gouvernance catastrophique, encore moins du jugement de l’histoire.
Épiloguant sur son échec, en 1965, dans la guérilla au Congo Kinshasa oú Cuba tenta de donner à sa révolution sa dimension internationaliste, Che Guevara eut à s’emporter en ces termes contre l’état lamentable des forces congolaises : « Nous ne pouvons pas libérer tout seuls un pays qui ne veut pas se battre. Il crée cet esprit de combat et part à la recherche des soldats avec la lanterne de Diogène et la patience de Job. Ce qui tient de la mission impossible, vu la merde ambiante ».
Des paroles prophétiques peu flatteuses qui nous ressemblent aujourd’hui et qui pourraient illustrer demain le sort tragique d’Haïti. Sauf si, inspirés des mythes fondateurs d’une nation qui bouleversa l’ordre mondial à sa naissance, nous laissons la place à l’utopie de nos héros, l’insolence du patriotisme retrouvé, le combat sans concession contre les architectes du chaos, les tenants de l’économie criminelle transnationale au profit de la fin de l’exclusion sociale et la redéfinition des pratiques de pouvoir pour mettre enfin la politique au service des citoyens, de la justice sociale, d’un pays hypercréatif aspirant à la modernité, sans renier son identité culturelle.
Texte soumis par
Par Stéphane Pierre-Paul